Camper, sauf sur des idées, et partir avec les hirondelles

C.A.M.P est une structure d’intérêt général née de l’intuition que les lieux de l’art et de la culture de demain doivent être là où la recherche se mène, là où le geste se compose, et non uniquement là ou le bâtiment se dresse. C’est une façon d’opérer en creux. En cela, l’espace public est d’une grande richesse, dans le sens où, il permet d’exposer le processus et d’intégrer des paramètres imprévisibles dans le travail.

Imaginer une danse des transitions sous la forme d’un tuto-danse pour une ville, faire vibrer le fort de Pen Mané par des partitions de sauts pour un élan collectif, célébrer l’arrivée de Tara à la Cité de la Voile par un rituel chorégraphique, accueillir les navigateurs du Défi Azimut avec un concert de Raï, inviter des artistes à faire leur portrait de « Danse au large » dans la Criée du Port de Pêche, embarquer une quinzaine de danseurs du territoire pour un marathon de danse en lien avec la Time Ball de Lorient, … depuis sa création en 2020, C.A.M.P initie au Pays de Lorient des projets culturels sur-mesure, accueille en résidence des artistes de renommée nationale et internationale pour bâtir un nouveau projet sur le territoire.

En 2022, l’appel à manifestation d’intérêt Mondes Nouveaux initié par le Ministère de la Culture en partenariat avec le Conservatoire du Littoral offre une nouvelle façon d’articuler une présence artistique avec un site. C’est ainsi que nait le «Campement artistique pour Littoral». Le dispositif du Campement permet de créer une sorte de « Hors-Lieux », pour reprendre l’expression de Michel Agier. On s’installe quelque part, on y travaille, et le fait de savoir que notre présence est temporaire rend chaque moment précieux. Pour y arriver, le faire exister, il faut pousser le curseur : ouvrir 7j/7 pendant un temps long, pouvoir accueillir en permanence, pour pouvoir - comme nous l’a dit une riveraine - «partir avec les hirondelles».

Tout au long du premier campement réalisé été 2022 sur le site de Pen Mané à Locmiquélic, nous avons investi du temps, des idées, réuni des personnes, des structures, des associations, des artistes, des habitants, des naturalistes. La logique voudrait que le projet soit clos, et finalement, un monde nouveau ne serait-il pas un monde qui repense la façon dont une logique de production opère ? Pour cette raison, un deuxième campement s’élabore sur le Fort de Por’h Puns à Gâvres, pour aller plus loin, partir non pas de 0 mais de 1, pour penser un numéro 2. Penser un numéro 2, c’est s’appuyer sur des complices, partenaires et autres alliés déjà présents, pour pousser la réflexion et la recherche.

Ce qui se cherche et s’élabore ici est plutôt un nouveau type de nouage entre réflexion sur le territoire et travail artistique : une convocation publique de l’acte artistique à l’écart des logiques festives ou événementielles qui transforment tout site en simple réceptacle. Au croisement des initiatives citoyennes visant à penser collectivement le devenir d’un lieu, et des réflexions sur le rôle de l’artiste – engageant une redéfinition de son statut, du rapport à l’activité, à l’inactivité, à la production – ce campement permet de mettre en vacance la spectacularisation conjointe de l’acte artistique en tant que marchandise et du littoral en tant qu’espace soumis à la spéculation (immobilière, économique). Il ne s’agit pas d’animer le paysage – que ce soit pour lui donner un «supplément d’âme» ou pour le transformer en aire de jeu, mais d’en accueillir la complexité, la diversité: de prendre en compte l’écosystème existant – sa faune, sa flore, ses habitants, ses usages – afin de mettre en œuvre un «travail du commun» pour reprendre la notion du sociologue Pascal Nicolas-Le Strat: «'Travail du commun' est fondamentalement un mot / notion à éprouver, à éprouver dans et par une politique du geste, à éprouver dans et par une politique de l’expérimentation, donc à éprouver au cœur de nos communautés de lutte et de pensée»
Extrait du texte «En vacance» de Gilles Amalvi

Proposer à des artistes de “faire campement” est à la croisée de plusieurs enjeux qui constituent le terreau de recherche du projet et renvoie à la problématique posée par C.A.M.P : comment infuse-t-on une présence artistique sur un territoire à partir des enjeux qui lui sont propres ?

La dimension écologique

Il s’agit de commencer par s’intéresser au rythme d’un lieu, son écosystème, ses habitants, son entourage. Il s’agit de trouver une forme de présence active et attentive. Nous sommes comme un corps étranger sur ce site, nous le perturbons certainement, nous dérangons son sommeil. Nous ravivons peut-être des souvenirs, et nous essayons de le faire entendre. Nous prenons garde à ne pas fusionner avec l’endroit, ni à l’imiter. Nous veillons à ne pas nous conforter dans la beauté du paysage pour nous recentrer en permanence sur l’objet de la recherche. En partenariat avec des structures locales pour la protection de la nature en Bretagne, un programme de rencontres est établi, comme un training quotidien, pour générer une pensée en mouvement permanent.

Le paramètre social

Les lieux de l’art sont aujourd’hui des théâtres bien gardés et désertés par 2 années de crise sanitaire, renforçant un clivage social désarmant. On y présente des spectacles en tous genre, pour distraire ou faire rêver, s’extraire d’un quotidien. On en oublie de penser que l’artiste travaille sa pratique, s’entraîne comme un athlète, mène une recherche parfois quasi scientifique avant de produire un spectacle, pour présenter une autre lecture de la société et cultiver les esprits. Ce rapport sensible au monde, c’est comme s’il avait besoin de se reconnecter avec des éléments très tangibles pour retrouver son essence. C’est ce qu’offre le dehors. Une interaction avec des paramètres extérieurs qui deviennent des éléments de la composition. C’est un terrain de jeu que connaît bien le secteur des Arts de la Rue, mais il s’agit ici d’un usage différent de l’espace. Celui-ci devient un acteur du projet, dans sa matérialité mais aussi son immatérialité. Ce qui le rend unique. L’espace est donc ici ouvert, il n’y a pas de porte et l’entrée est libre. Le campement se veut être un espace d’accueil et d’hospitalité, mais aussi un lieu de pratiques, pour favoriser la mise en mouvement.

La visée politique
(au sens de l’organisation d’une communauté)

Faire communauté, c’est permettre de se rassembler autour de sujets que nous partageons, de créer un maillage de liens et de solidarité dans un système. D’en définir les règles et le fonctionnement. C’est émettre des points de vue. Ainsi, nous y retrouvons la structure de l’agora, le lieu d’échange fondateur de la démocratie, où chacun en tant que citoyen peut écouter, partager, polémiquer sur un pied d’égalité : un lieu actif et privilégié du débat.

L’organisation de cette micro société doit opérer entre :

— Les gestionnaires du site, garants de la préservation de la faune et la flore du site, de la tranquillité des riverains et de la sécurité des visiteurs.

— Les artistes travailleurs du campement venus s’imprégner du lieu pour y mener un objet de recherche

— Les usagers habituels du site : joggeurs, marcheurs...

L’enjeu est donc de définir un mode de fonctionnement interne et des outils de communication vers l’extérieur pour que le campement artistiquesoit lisible et crée de la curiosité. Pour cela, nous nous appuierons sur des principes de l’intelligence coopérative, pour converger dans une direction responsable, solidaire et respectueuse de l’environnement.

C’est dans la permanence que se dévoile la transformation du monde

Le campement artistique réunit des artistes, architectes et autres usagers pour occuper simultanément le site

Le campement artistique, c’est construire (des gestes, des idées, des espaces) en habitant et habiter en construisant

Le campement artistique, c’est faire advenir le programme par le fait de vivre le projet

Le campement artistique, c’est faire que le lieu d’occupation soit un lieu de travail et d’altérité

Le campement artistique, c’est plus qu’une phase ou un outil : c’est un état d’esprit qui considère tout ce qui advient comme potentiellement constructif

Le campement artistique, c’est donc se rendre disponible à l’évolution impensée du projet

Le campement artistique, c’est à la fois le temps long de l’écoute et l’instant d’intense réactivité

Le campement artistique, c’est servir le café et faire visiter le site à tout moment

Le campement artistique n’est certainement pas uniforme et prend volontiers le pluriel

Le campement artistique remet toujours les objectifs en question

Le campement artistique perturbe les rôles, les métiers et les cahiers des charges pré-établis

Le campement artistique est surtout guidé par le bon sens

Le campement artistique fait pourtant face à des freins et des obstacles

Le campement artistique est peut-être complexe à mettre en œuvre

Le campement artistique est sûrement parfois difficile à vivre

Le campement artistique n’est peut-être pas vraiment une résidence

Le campement artistique n’est pas tout à fait un workshop

Le campement artistique induit peut-être une plasticité particulière

Le campement artistique n’est pas vraiment un modèle, et n’a probablement pas intérêt à le devenir

Le campement artistique a sûrement des équivalents dans d’autres champs

Le campement artistique n’est sûrement pas une idée tout à fait nouvelle

Amélie-Anne Chapelain,
le 13 Mars 2022

Parfois, on campe sur des idées, et soudain, on lève le camp. On fait du camping sauvage, on dort sur sur un lit de camp, on entend parler des campements de migrants. Le camp nous renvoie à de grandes pages de l’histoire, à des modes de vie et à des images d’un tourisme populaire. Repartons du camping de Pen Mané. D’histoires de vie qui m’ont été contées il y a quelques semaines. Sur ce site, vivait un homme sous tente, un sans domicile fixe. Le jour, il prend le bateau pour se rendre à Lorient et faire la manche. La nuit, il dort là. Puis, il intègre un chantier d’insertion dans une commune voisine. C’est alors qu’il se met à construire des nichoirs en bois pour les oiseaux, en forme de petites cabanes, qu’il se met à vendre. Cette histoire, d’un sans-abri qui construit des maisons pour les oiseaux, c’est un bout de l’histoire de ce site. S’installer dans cet ancien camping, c’est s’intéresser à une autre façon d’habiter le monde, de faire communauté. En 2016, la Cité de l’Architecture et du Patrimoine à Paris a présenté l’exposition “Habiter le Campement” sous la direction de Fiona Meadows. La publication qui en découle permet de disséquer les différents modes de campements, leur représentation sociale et leur fonction.

Michel Lussault y parle “d’une capacité à partager spatialement l’expérience sociale”. Depuis quelques années ont émergé les tiers-lieux à l’instar des tiers-paysages de Gilles Clément. Des espaces qui conjuguent des espaces d’activités pluriels où cohabitent le secteur marchand et non marchand, avec une dimension sociale forte. Et si nous imaginions que les Mondes Nouveaux seraient constitués de “Hors-Lieux” pour reprendre l’expression de Michel Agier, mais... désirables ?

L’enjeu de ce campement est de rassembler différentes communautés, de lui offrir un autre regard, un autre lecture et à révéler ou inventer de nouveaux usages. Nous travaillons ainsi à la mise en place d’une méthodologie spécifique. Ce campement sert d’abri pour des artistes mais il se donne pour ambition de faire société, de créer un “raccourci de l’Univers” comme l’ont écrit Marcel Mauss et Émile Durkheim.